Le champ politique selon Bourdieu

La notion de « champ »

Avant toute chose, je souhaiterais analyser ce que Bourdieu entend par « champ ». Car en écrivant ses propos sur le champ politique, Bourdieu propose une définition pour une catégorisation des acteurs du monde politique. Fidèle à son ambition de développer un métier sociologique, il nous permet d’explorer la notion de « champ » à travers le microcosme social des acteurs du monde politique. Il développe ainsi cette notion comme une notion transverse, pouvant servir de référence méthodologique à l’analyse sociologique d’autres groupes sociaux. Il conceptualise pour cela le champ comme un lieu de luttes menées par les individus qui cherchent à déterminer leur position dans l’espace social, qu’il a déjà défini comme un espace où les individus sont situés socialement les uns par rapport aux autres.

Il mobilise pour justifier ses propos les concepts clefs qui ont fondés la sociologie à travers l’histoire, tels que Durkheim ou Weber, montrant que cette notion n’est pas seulement applicable au monde de l’action politique mais tire sa substance d’une analyse qui fait consensus dans le monde scientifique pour décrire le monde social, la diversité de ses points de vue et des déterminismes qui structurent ceux-ci.

Le champ est donc pour Bourdieu, qui analyse la société en termes de luttes, un ensemble d’acteurs qui ont des positions dominantes ou dominées, et possèdent une vision de ce qu’est et de ce que devrait être le monde, en cherchant à l’imposer ou à la consolider dans et hors le champ, tout en ayant intérêt à ce que leur champ se reproduise. Appliquer cette notion à la politique permet de considérer la politique comme un espace agi et agissant autour des questions politiques.

Des acteurs différenciés et stratèges

Pour compléter la définition générale précédente, si les acteurs du champ politique ont des points de vue dans ce sous espace social, il faut comprendre qu’ils luttent pour leur position à l’intérieur de celui-ci. Car c’est parce qu’ils possèdent des intérêts propres à maintenir où déplacer de manière ascendante leur position qu’ils cherchent à agir sur le champ en imposant leur point de vue.

A cette fin ils cherchent à définir, à nommer les lois qui régissent leur groupe en faisant usage de leurs compétences à agir. Il s’agit du concept de « nomos », le nom, la loi qui régit tout champ, que l’on doit aussi expliciter pour comprendre le champ politique. Car la légitimation du nomos est un enjeu de pouvoir, déterminé par les dominants agissant sur le champ. Bourdieu mobilise les théories Weberiennes de la légitimité et des biens de salut pour montrer que le nomos est l’enjeu principales des luttes. Le nomos définit en effet ce qui est bien pour le champ.

Par exemple je pourrais vous proposer d’observer le champ du numérique, pour lequel nous sommes aujourd’hui presque toutes et tous des clients/usagers/acteurs, et au sein duquel on pourrait dire que les acteurs dominants que sont les GAFAM[1], essaient d’imposer la doctrine « communiquer, produire et consommer ». Ce nomos pourrait varier en raison des luttes entre les sous champs et les individus. Car d’autres acteurs, toujours dans le monde du numérique pour montrer qu’il s’agit bien d’une analyse transverse, cherchent à imposer la vision du logiciel libre et à imposer la question d’internet comme « espace de libertés ». Ces individus cherchent à se différencier en s’affrontant pour le monopole de la définition du champ à travers des CGU proposant des solutions dites « open source » qui permettent l’exploitation libre du produit de leur activité. Dans le cas des GAFAM l’intérêt est vénal, il leur permet d’accumuler du capital économique, et leur position pourrait/devrait selon eux potentiellement dominer toujours plus. Car le bien correspond selon eux à leurs profits privés. Pour les adeptes du logiciel libre l’intérêt est philosophique et moral, et le bien correspond au partage et au collectif. Ils y voient un monde ou leur position serait stable, maintenue.

On peut dire dans les deux cas si on prend en compte la logique constructiviste de Bourdieu qu’ils mobilisent pour lutter des compétences liées à leurs socialisations primaires et secondaires. Il s’agit de l’intériorisation d’un sens du jeu propre au champ à dominer, qu’il soit numérique ou politique.

Car en politique, la même lutte se déroule entre les partis qui cherchent tous à imposer leur vision de ce que devrait être la politique pour dominer le champ. Par exemple la gauche tente d’imposer une vision de la société en termes de catégories/classes sociales, tandis que la droite va mobiliser les concepts de races/mérite. Au moment où ces lignes sont écrites, le contexte de réforme des retraites est le théâtre d’une lutte pour la définition du « travail » par les acteurs du champ, afin de le dominer et d’imposer la politique à adopter.

En effet il existe des règles implicites, auxquelles il faut être initié pour pouvoir définir ce que devrait être le champ et s’y déplacer. La capacité à maitriser ces règles est ce sens du jeu cité un peu plus tôt. Par exemple si dans le champ numérique il faut maitriser les techniques de piratage afin de pouvoir évoluer technologiquement, et surveiller ses concurrents, ou se protéger, le politique lui de la même manière doit par exemple apprendre à produire des discours de façade. Dans les cas les plus extrêmes mais néanmoins courants, il cherche à reproduire des points de vue idéologiques même s’il n’y croit pas pour être reconnu comme faisant partie du champ. C’est ainsi qu’on trouve des propositions de CV d’étudiants de master sciences politique qui sont envoyées par ceux-ci aussi bien aux partis verts qu’à l’extrême droite lorsqu’ils cherchent un poste. Ils indiquent dans leurs lettres de motivation qu’ils peuvent exercer des « compétences politiques » quelle que soit leur position dans ce champ. Ils valorisent ainsi un sens du jeu institué et mobilisable pour défendre les intérêts propres à différencier un sous champ politique au sein du champ politique, afin de reproduire ce dernier selon le nomos qu’ils défendent, et que leur position devienne et/ou reste dominante dans le champ.

Selon Bourdieu ce sens du jeu répond donc à une logique de maitrise des compétences compréhensibles seulement par l’initié. On retrouve là la dualité Durkheimienne que l’auteur reprend habilement pour montrer que le champ politique est structuré universellement selon des mécanismes semblables aux autres champs, notamment le religieux. Ainsi comme nous l’avons fait pour le numérique, nous pouvons répéter cette analyse en termes de champs différenciés, où les individus sont en lutte non seulement pour le contrôle de leur champ, mais aussi pour l’autonomisation de ce dernier du reste du monde social, et surtout du profane.

L’autonomisation

Dès lors qu’on comprend la notion de champ, et que des compétences particulières sont propres à celui-ci, à sa maitrise ou à sa compréhension, ainsi qu’à sa reproduction, on s’aperçoit que celui qui y est extérieur n’a pas de prise sur le champ, et ne peut y entrer sans les acquérir. Le champ est donc autonome du reste du monde social.

Pour le champ politique, il s’agit d’un champ dit historique, car il évolue avec le temps. Il faut donc en connaitre et maitriser les codes contemporains pour y entrer et s’y déplacer, y interagir dans le présent. Ces codes sont actuellement définis par le paradigme des partis qui structurent le champ politique. Ce sont les partis qui décident qui peut entrer et qui doit sortir du champ politique. Ils reconnaissent des compétences propres non seulement à l’entrée dans le champ politique, mais aussi propres à leurs sous champs respectifs et permettant de lutter pour le monopole de la définition de ce que doit être le champ politique. Pour reprendre encore une fois la métaphore Durkheimienne que Bourdieu propose, le champ politique propose au profane des définitions de ce qu’il devrait être (le champ politique pas le profane), et le profane choisit à travers le vote quel parti doit dominer le champ.

Le champ politique est donc autonome non seulement des profanes, mais aussi des autres champs puisqu’on pourrait dire qu’il structure l’habitus de ses acteurs de manière autonome, et est reconnaissable à travers un ethos et des compétences instituées spécifiquement.

Conclusion

Après avoir expliqué la notion de champ ainsi que ce que cela implique, à l’aide du structuralisme Bourdieusien, je proposerais de parler du champ politique comme un espace social définissant une vision de la politique pour lui-même et pour l’ensemble de l’espace social. Ce groupe est agi par des forces centrifuges et centripètes, mues par des intérêts des individus acteurs à maintenir ou reproduire leur position dans ce groupe, ou leurs sous-groupes différenciés en partis depuis le XIXème siècle.

J’ajouterai que les individus acteurs du monde politique mobilisent pour se situer des compétences instituées par le champ, et sont nourris autant qu’ils nourrissent un Illusio pour adhérer aux partis. On peut parler d’un groupe social au sein duquel on développe un habitus politique, une intériorisation de règles, d’un sens du jeu, propres à lutter pour la définition de ce que devrait être la définition du monde politique. Cette lutte a également pour enjeu de décider qui devrait avoir le monopole légitime de ses décisions, lesquelles passent par le vote des lois.


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