De Asiles de E. Goffman au petit séminaire pour C. Suaud

De Asiles de E. Goffman au petit séminaire pour C. Suaud

Le constat du recul d’une institution totale face à la concurrence du monde extérieur


Dans les années 1950-60, l’église, et donc le petit séminaire connait une « crise des vocations », soit une baisse du recrutement chez les prêtres. En 1975, Charles Suaud tente d’analyser cette situation à travers l’étude sociologique d’un petit séminaire vendéen. Certains éléments de structure du petit séminaire, comme le fait que cela soit un espace fermé et fortement ritualisé, peuvent-ils alors être mis en relation avec la description des institutions totalitaires que l’on peut observer à travers Asiles de Goffman ? Et comment le petit séminaire assure-t-il sa reproduction, ainsi que le maintien de l’ordre social en son sein ?

Tout d’abord nous pouvons comparer l’idéal-type Wébérien des institutions, et la description que nous fait C. Suaud du petit séminaire. De ce constat nous pouvons aborder la question des mortifications que Goffman observe dans les institutions totales, afin de compléter l’analyse. Puis ayant conscience de la « crise des vocations » de l’église, et de l’origine sociale des séminaristes, ainsi que de l’évolution de l’enseignement public et des mœurs laïques, il est possible de déterminer comment, pour C. Suaud, le séminaire dépend aussi du curriculum des reclus pour se reproduire. Car à travers les processus de déculturation/acculturation observables au petit séminaire, ce sont les mécanismes d’acquisition de rôles sociaux et Goffmaniens qui sont à l’œuvre.

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En effet si on se réfère à Weber pour déterminer si le petit séminaire est bien une institution, qui plus est totale si on compare avec les travaux de Goffman. On peut constater dans l’article de C. Suaud qu’il s’agit bien d’un lieu fermé. L’auteur nous parle d’enfermement, de hauts murs, avec des seuils à franchir pour s’en extraire. Tout est bâti de manière à créer une distinction, séparant monde extérieur et univers religieux, le sacré isolé du profane. De plus le temps passé dans le petit séminaire se doit d’être long. Il est calé sur l’année du calendrier religieux. Et le petit séminaire est bien porteur d’un statut social : le statu de prêtre, qui était auparavant détenteur des mécaniques d’inculcation des principes de civilisation des mœurs.

Forts de savoir que nous avons bien à faire à l’idéal-type Wébérien, si nous comparons la description que Suaud nous fait du petit séminaire, avec les principes constitutifs d’une institution totale pour Goffman, il est possible de construire la certitude d’une symétrie.

Tout d’abord Suaud nous parle bien d’un traitement collectif des reclus, avec une forme bureaucratique fortement ritualisée. Le rituel de la prière rythmant chaque acte ou transition, terminant tous les moments quotidiens. De plus comme dans l’idéal-type Wébérien le lieu est fermé, isolé au cœur du bocage vendéen. Quand à la distance reclus/personnel que l’on retrouve dans Asiles, si elle est peu explicitée, on apprend à travers l’article de Suaud qu’il faut répondre au « surveillant » prêtre par des formules de politesse liturgiques, comme au réveil avec le « président ». Par ailleurs on apprend que le personnel peut rappeler à l’ordre, jusqu’à sanctionner le fait de ne pas varier suffisamment ses fréquentations amicales. Cela a en effet pour effet de décourager la tentation de relations homosexuelles. Enfin la prise en charge du reclus, qui pour Goffman doit être totale pour caractériser une institution tout aussi totale, considère tous les aspects matériels et symboliques de la vie. Le temps de passage au dortoir ou au réfectoire par exemple sont entièrement calibrés par l’institution. L’habillement, l’éducation scolaire, spirituelle et morale également. Goffman dirait surement que le petit séminaire est une institution totale vouée à l’accomplissement d’une fonction utile, en l’occurrence la gloire de dieu et le salut de l’âme. Tout du moins est-ce ce que revendique l’institution. Il en va de même pour la retraite spirituelle, afin que les séminaristes incorporent l’habitus de prêtre dans un cadre plus favorable.

Nous pouvons également observer les techniques de mortification que Goffman nous démontre dans Asiles. Car ces techniques visent en effet à une dépersonnalisation des reclus même si cela est ici dans un but positif. L’isolement est bien présent puisque les séminaristes sont séparés de l’extérieur par des murs et des rituels. On peut également observer le dépouillement. Le séminariste est doté d’un « habillement stéréotypé […] rendant impossible la recherche de distinction ». Le séminariste ne peut plus non plus avoir de possession personnelle autre que requise ou fournie par l’institution. Cela conformément à un idéal religieux désireux d’écarter toute forme de tentation. Il en va de même des voies de la dépersonnalisation de Goffman puisque tout est collectif : prières, repas, dortoirs, repos, classes… Enfin on peut mettre en rapport l’ascétisme imposé aux séminaristes avec le phénomène de réclusion et aliénation (Goffman, Asiles). Mais ici le même but est recherché à la fois par une grande partie des reclus, (si on omet la crise des vocations qui tend à nuancer fortement cet effet) et l’institution. Le reclus observe alors une véritable conversion (Goffman) afin d’adopter le point de vue de l’église.

Pour Goffman il y a une rationalisation de la servitude avec l’auto-mortification. La dépersonnalisation est voulue comme telle afin de toucher le divin. Pour Suaud c’est un « temps d’inculcation spécifique et long […] pour trouver en eux-mêmes des instruments de censure et d’auto-contrôle. Le petit séminaire cherche à construit une nature car l’homme serait par nature faible, et même à l’intérieur de l’institution, le dortoir et le réfectoire sont tenus pour être des lieux relativement propices à la tentation. Il s’agit de transformer « une nature sauvage et rude » qui est la seule possession du paysan vendéen.

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Pour déculturer ce fils de paysan vendéen, qui présente déjà des dispositions pour se structurer selon les exigences de l’église, on parle donc de transmission d’un habitus sacerdotal, basée sur « la mise en œuvre de techniques du corps ». Goffman nous parlerait de l’apprentissage du rôle de prêtre pour le reclus, car en effet, Goffman nomme « « déculturation ce que Suaud appelle « dépossession culturelle ». Cependant les caractéristiques des individus dépendent (avant leur entrée dans l’institution), sont le produit, de leur socialisation primaire et familiale. Si pour Goffman l’objectif de l’institution totale est de transformer le reclus, Suaud nous montre qu’il s’agit ici, puisque les enfants d’agriculteurs ou de salariés agricoles sont majoritaires au petit séminaire, de restructurer l’ethos paysan en une éthique proprement cléricale. Ainsi l’institution ne se contente pas des dispositions de l’habitus paysan, mais le transforme, par acculturation, pour le préparer à la vie monastique et à la chasteté. On peut observer la force de persuasion de l’institution à travers une forme d’hystérésis développé par le petit séminaire à l’occasion du retour pour les vacances, lorsque les séminaristes perpétuent les rites acquis lors de leur séjour dans l’institution. Ils démontrent ainsi la transformation des dispositions ascétiques du paysan qui faisaient partie de leur habitus de prime sociabilité. Goffman nous parle de plusieurs stratégies d’adaptation. Ici indépendamment de la crise des vocations, si on observe seulement les reclus étudiés par Suaud, on peut constater ce que Goffman appelle conversion. Le reclus adopte littéralement le point de vue de l’institution, jusqu’à le reproduire à l’extérieur.

On peut aussi observer une réinterprétation du travail (Goffman, Asiles), puisque les activités ne comptent plus pour elles-mêmes, mais pour la gloire de Dieu et le salut de l’âme. C’est un état religieux, la dévotion, valorisé pour lui-même nous dit Suaud.

Tout cela concorde en des pratiques de domestication du corps, appuyées sur un ethos paysan propice à l’ascétisme, à recevoir les bonnes manières du prêtre, et à reproduire un ordre détenteur d’un certain statut social au sein de l’église, ou comme notable dans la société laïcisée et auparavant de l’ancien régime.

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Goffman nous dit que le principe de l’institution totale est la dépersonnalisation, l’uniformisation. Mais les reclus ont une culture importée, une socialisation qui fait que tous ne vont pas réagir de la même manière à la dépersonnalisation de l’institution totale. L’institution détruit la culture importée mais certains individus sont mieux préparés à l’accepter, l’exemple des fils de paysan au petit séminaire illustre bien ce modèle.

Mais Suaud note une contamination de l’institution par la modernisation de l’enseignement national, à laquelle elle peut difficilement faire concurrence puisqu’elle cherche d’abord à valoriser l’habitus de prêtre, avant les études pour elles-mêmes. Et l’avancée de la civilisation des mœurs en termes de laïcisation, d’hédonisme, ainsi que la baisse de la population d’agriculteurs vendéens. Cela expliquerait la crise des vocations de prêtres au sein de l’église. L’institution doit donc se remettre en question et trouver des moyens nouveaux pour se renouveler. Comme elle transforme dans les années 1960 les consécrations scolaires en consécrations religieuses la crise des séminaires semble inévitable. Ceci est surement dû au fait qu’en tant qu’institution totale, le séminaire n’agit que par et pour lui.

Aujourd’hui en 2022 l’institution de l’église est frappée de nombreuses plaintes de la part de l’opinion publique envers la manière dont elle se structure, notamment à travers ses institutions comme le petit séminaire, et qui correspondent à la fois à l’idéal-type de Weber et à la définition Goffmanienne d’une institution totale.


Bibliographie:

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